Ils sont arrivés au milieu du jour, le soleil était au-dessus de ma tête. Il y avait de la neige partout sur les montagnes et les sapins, devant la maison, mais le soleil était chaud comme en avril. Je savais qu’il ferait beau jusqu’au soir, et puis le vent viendrait du nord et il neigerait encore. Je connais la terre, je connais le ciel. Je suis fille de paysans. Je suis née à Fiss, dans le Tyrol. Tout le monde me croit allemande, mais je suis autrichienne. Les Français ne font pas la différence. Ils m’appellent Eva Braun.
Quand j’étais jeune, douze ans, treize ans peut-être, je lavais les sols avec ma mère et ma cousine Hertha dans un grand hôtel, le Zeppelin, à Berlin, et le portier, un homme redoutable qui me donnait des tapes quand je n’allais pas assez vite, a dit brusquement : « Regardez dans la rue, c’est Eva Braun. » On a tous couru devant les vitres qui montaient jusqu’au plafond. Il s’était payé notre tête. On a vu pourtant une jeune femme blonde qui sortait du ministère en face, avec d’autres dames et des officiers. Je me rappelle ses cheveux bien coiffés, son petit chapeau, un air de douceur. Il y avait beaucoup d’autos grises. Mais bien sûr, ce n’était pas Eva Braun. Le directeur qu’on appelait Herr Schlatter et qui était un homme bon, nous a dit : « Ne restez pas là. Allez-vous-en. » C’était dans la Wilhemstrasse, la plus belle rue de Berlin, en face du ministère de l’Aviation. Dans le hall de l’hôtel, sur tout le mur du grand escalier, il y avait un Zeppelin reproduit en céramique, comme un immense timbre-poste de 75 pfennigs. Mais auparavant, j’étais à Fiss, dans le Tyrol. Je connais la terre, le ciel, et les montagnes.
Quand ils sont arrivés, j’étais dehors, à la lisière du bois. J’ai vu le camion grimper la colline, de virage en virage. C’était un samedi, en novembre 1955. Je savais qu’ils s’étaient trompés de route. Il y avait un embranchement, quatre kilomètres avant Arrame, et quelquefois les automobilistes se trompaient. Sinon, personne ne montait jamais jusque chez nous. Je tenais dans la main, par les pattes de derrière, un lapin qui s’était pris dans un des collets de Gabriel, à vingt mètres de notre chemin d’accès. Je n’avais que ma combinaison sous mon vieux manteau de l’armée américaine, et à mes pieds des bottes en caoutchouc. Je venais probablement de me laver, après avoir travaillé tout le matin dans la maison. Et puis, j’avais dû sortir sans me rhabiller en apercevant le lapin mort par la fenêtre de la chambre. Je l’ai dit, on ne voyait jamais personne.
J’ai fait quelques pas dans la neige, à la rencontre du camion. Ils étaient trois derrière la vitre, mais seul le conducteur est descendu. Il était grand, les cheveux coupés ras, il portait une canadienne avec un col de mouton. Il m’a dit : « Je crois qu’on s’est trompé. Où est Arrame ? » La buée sortait de sa bouche quand il parlait, pourtant le soleil était chaud comme en avril. J’avais vingt-sept ans. Je tenais mon manteau fermé sur ma gorge d’une main, le lapin mort dans l’autre. J’ai répondu : « Vous vous êtes trompés à la fourche. Il fallait continuer à gauche, le long de la rivière. » Il a remué la tête pour dire qu’il comprenait. Il était surpris par mon accent et il regardait mes genoux sous mon manteau entrouvert. Je ne sais pas pourquoi, j’ai ajouté : « Excusez-moi. » Les autres aussi me regardaient derrière la vitre. Il m’a dit : « C’est un beau lapin que vous avez là. » Il a tourné la tête vers la maison, les montagnes autour de nous. Il m’a dit : « Vous êtes bien tranquille, ici. » Je ne savais pas quoi répondre. Il y avait un grand silence sur la neige, on n’entendait que le bruit du moteur au ralenti. A la fin, il m’a dit : « Bon, eh bien, merci. On s’en va. » Il est remonté dans son camion. Ils ne cessaient pas, tous les trois, de me regarder. J’ai attendu qu’ils aient fait demi-tour et qu’ils soient partis pour revenir vers la maison.
J’étais seule depuis la veille et jusqu’au lendemain. Gabriel, comme toutes les trois semaines, était chez sa sœur Clémence, à Puget-Théniers. Moi, elle n’a jamais voulu me recevoir. Au silence de la maison et des alentours, à ma façon de me tenir aussi, le conducteur avait peut-être deviné que j’étais seule. L’idée ne m’a pas inquiétée. J’étais très timide en ce temps-là, encore plus que maintenant, mais pas particulièrement peureuse. J’avais épuisé beaucoup de ma peur pendant les derniers mois de la guerre.
J’ai dépiauté le lapin, je l’ai porté dans le garde-manger de la cave, où il y en avait déjà d’autres. On ne mangeait que du lapin, cet hiver-là. Ensuite, je ne sais pas ce que j’ai fait. Je me suis habillée vers deux heures, trois heures. A ce moment, devant le miroir de la chambre, j’ai pensé aux trois hommes dans le camion. J’ai pensé à la manière dont l’un d’eux surtout me regardait à travers la vitre, en bas du chemin, quand je n’avais que ma combinaison sous mon manteau. J’ai senti mon cœur battre plus lourd. Je ne veux pas dire que c’était un sentiment d’angoisse, c’était autre chose. J’ai honte, mais c’est vrai. J’avais beau ne pas aimer Gabriel — sauf peut-être au début, quand on était sur les routes pour fuir l’Allemagne —, je ne l’avais jamais trompé. Pourtant, j’avais cette sensation du cœur qui bat plus lourd quand un homme me regardait avec insistance et que je pensais qu’il me désirait. Puisque je n’étais pas infidèle, je me disais : « C’est de la coquetterie. » Je sais à présent que je suis comme ma fille, ou que malheureusement elle est devenue comme moi. Elle croit qu’on l’aime parce qu’on veut lui faire l’amour. Je ne lui ai jamais dit toute la vérité quand elle me harcelait, je ne pouvais pas. Personne ne le pourrait. Je ne lui ai pas dit que devant le miroir de la chambre, avant de passer ma robe, un trouble qui me plaisait m’a serré la gorge. Je ne lui ai pas dit que j’aurais pu descendre au village, à ce moment-là, me réfugier chez quelqu’un en expliquant que j’étais seule et que j’avais peur. Ils m’auraient appelée Eva Braun, ils se seraient regardés avec des airs qui m’auraient humiliée, une fois de plus, mais rien ne serait arrivé. Au lieu de ça, je dis à ma fille : « Justement. Je ne peux pas regretter que ce soit arrivé. Tu ne serais pas là, tu comprends ? Je préfère mille morts mais que tu sois là. » Elle ne comprend pas, elle reste fixée, elle, sur sa seule pensée, sur son papa qu’on lui a pris, un autre jour d’horreur.
Oui, je me rappelle qu’avant d’enfiler par la tête ma robe en jersey bleu, je me suis immobilisée un instant devant le miroir en revoyant les yeux de cet homme. Pas le conducteur en canadienne qui m’avait parlé, ni le plus jeune, qui portait un béret basque et qui fumait une cigarette derrière la vitre. Celui qui avait les yeux noirs, très brillants, une épaisse moustache noire, et qui savait que je n’avais que ma combinaison sous mon manteau, et qui me voulait. Je me suis regardée avec ses yeux à lui, dans le miroir, et j’ai senti mon cœur battre plus lourd. Ou peut-être, j’invente, je m’accuse pour me punir d’autres péchés. Peut-être, ce n’était vraiment que l’angoisse qui me serrait la gorge, la même qui immobilise brusquement les animaux, les lapins, bien avant que les chasseurs arrivent.
J’étais dans la grande pièce, quand ils sont revenus. J’ai vu à travers la fenêtre embuée le camion qui, cette fois, montait notre chemin jusqu’à la maison. J’ai pensé, le cœur comme arrêté : « Non, ce n’est pas vrai, non. » Mais je savais bien que c’était vrai, que c’était ma vie. Je suis sortie sur le pas de la porte. Ils sont descendus tous les trois. Ils ne parlaient pas. Seul, le plus jeune souriait, d’un sourire crispé, comme une grimace de peine. Ils étaient ivres, je le voyais, ils avaient cette démarche appliquée des hommes ivres. Ils s’approchaient de la porte en s’écartant les uns des autres. Ils me regardaient fixement, sans rien dire, et tout ce que j’entendais dans le monde vide et blanc alentour, c’était le clapotis de leurs semelles dans la boue, sur la surface devant la maison où j’avais déblayé la neige.
J’ai crié. J’ai fui à travers la grande pièce, je suis passée par la réserve où, plus tard, on a fait la chambre de ma fille. Mes jambes ne me portaient pas. J’ai perdu du temps à tirer les verrous de la porte et quand je l’ai ouverte, l’un d’eux, celui qui m’avait parlé le matin, était devant moi. Il m’a frappée. Il me disait des mots que je ne comprenais plus. Ensuite, les deux autres étaient avec lui. Ils m’ont emportée jusqu’à la chambre. Ils ont déchiré ma robe. Quand j’ai crié, ils m’ont frappée encore. Le plus jeune a dit : « Tu sais ce qu’on va te faire, si tu cries ? » J’étais par terre, je pleurais. Il m’a dit : « On va te briser l’os du nez, toutes tes dents avec un tisonnier. » Il m’a laissée là, aux pieds des deux autres, il est revenu de la grande pièce avec le tisonnier. Il m’a dit d’un air mauvais : « Eh bien, vas-y, crie. » Celui qui m’avait parlé le matin a jeté sa canadienne sur le lit et il m’a dit, en se penchant sur moi : « Tu as tout intérêt à rester tranquille. On ne te fera pas de mal si tu te laisses faire. » Le plus jeune m’a dit : « Enlève ta robe, salope. » Il a brandi le tisonnier au-dessus de mes yeux, et je pleurais, j’ai dit oui. Je me suis mise debout, j’ai enlevé ma robe déchirée. Alors, ils m’ont poussée sur le lit. Celui qui m’avait parlé le matin n’arrêtait pas de dire : « Sois sage, va. On te laisse, après. » Ils m’ont fait retirer ma culotte et ils m’ont prise. D’abord, deux me tenaient les jambes et les bras quand le plus jeune était sur moi, mais ils ont senti que je ne me défendais pas, ils m’ont lâchée. Celui qui avait les cheveux et les yeux noirs m’a prise en second, en m’embrassant la bouche. Celui qui m’avait parlé le matin est resté seul dans la chambre avec moi. Quand il a eu son plaisir, il m’a dit : « Tu as eu raison de ne pas faire d’histoire. Ça ne vaut pas la peine d’être défigurée. »
Il est allé rejoindre les autres dans la grande pièce, en laissant la porte ouverte. Je ne pleurais plus, je n’arrivais plus à penser à rien. Je les ai entendus fouiller dans les placards et se mettre à boire. Et puis, celui qui avait les yeux noirs et une épaisse moustache est venu près de moi, et il m’a dit : « Viens. Ils veulent manger. » J’ai voulu prendre d’autres vêtements dans mon armoire mais le plus jeune s’en est aperçu et il s’est précipité dans la chambre en criant : « Ah, non ! » Il m’a attrapée par un bras et il m’a envoyée à travers la grande pièce. Ils avaient arraché les bretelles de ma combinaison en tirant dessus, quand j’étais sur le lit, et je devais la tenir d’une main pour couvrir ma poitrine. Ils riaient de me voir comme ça.
Ensuite, ils m’ont obligée à boire du vin. De grands verres. Le plus jeune me tenait par les cheveux en disant : « Allez, bois, ma jolie », et il me regardait avec des yeux méchants. J’ai fait cuire un lapin. Je ne savais plus l’heure qu’il était, sauf que la nuit était venue. A un moment, celui qui avait les yeux noirs et que les deux autres appelaient « l’Italien » a ouvert la porte sur la nuit et sur la neige. Il a respiré l’air froid du dehors. Le plus jeune a dit au conducteur du camion : « Regarde toutes ces étoiles, c’est pas beau, ça ? » Il a voulu que je vienne regarder aussi. On n’entendait, par la porte ouverte, que le souffle du vent qui arrivait du nord entre les montagnes. J’étais ivre, je devais me tenir au mur pour rester debout.
Le conducteur m’a assise sur ses genoux pendant qu’ils mangeaient et buvaient et me forçaient à boire. Ils ont parlé d’avoir de la musique. Ils riaient. Moi aussi, je crois, ou je pleurais en même temps, j’étais ivre pour la première fois de ma vie. Ils m’ont mis mon manteau de l’armée américaine sur les épaules et m’ont fait sortir dans la neige. Ils m’ont montré le piano mécanique à l’arrière du camion. C’était un lourd et haut piano, vert foncé dans la lumière qu’ils avaient allumée au-dessus de notre porte, et il y avait un grand M doré sur le devant. Il était tenu par des cordes pour ne pas basculer. Ils l’ont fait jouer. J’étais tombée à genoux dans la neige, je me passais de la neige sur le front, sur les joues, et j’entendais cet air dans la nuit, que le vent devait emporter par bouffées jusqu’au village : Roses de Picardie. Le conducteur du camion m’a relevée, il a voulu que je danse avec lui. Je ne pouvais pas. Je restais sans force dans ses bras, je sentais ma tête ballottée sur son épaule et mes pieds qui traînaient dans la neige.
Plus tard, ils ont bu du marc et m’en ont fait boire, et le plus jeune m’a fait mettre nue dans la cuisine pour continuer à me tourmenter. J’ai entendu l’Italien dire : « On arrête. Ça va comme ça. » Mais le plus jeune ne voulait pas s’arrêter, ni le conducteur du camion. Je sais que je disais : « Ça m’est égal. Maintenant, ça m’est égal. » Je n’ai que des morceaux de souvenirs de tout cela. Je ne me rappelle plus la durée. Je leur ai dit que je m’appelais Paula. J’ai fumé une cigarette française que m’a donnée le plus jeune. Quand je voyais leurs visages, il me semblait que je les connaissais depuis longtemps, longtemps. Ils m’ont ramenée dans la chambre et ils m’ont prise de nouveau, et le plus jeune me forçait à répéter que j’étais « leur petite femme ». Quand je fermais les yeux, tout tournait encore plus, le monde entier basculait avec moi.
Plus tard encore, j’avais vomi dans l’évier. Ils m’ont remis mon manteau sur les épaules et le conducteur du camion m’a fait asseoir sur le banc devant la table et il m’a passé lui-même mes bottes en caoutchouc. Ils m’ont entraînée dehors en disant qu’ils partaient, qu’il fallait que je leur dise au revoir. Ils m’ont embrassée sur la bouche un par un et je me suis laissé faire, alors qu’à l’intérieur de moi, je ne voulais pas. Non pas parce que ça avait de l’importance, après ce qu’ils m’avaient fait, mais pour une idée de femme saoule : j’avais peur de sentir le vomi. Le plus jeune m’a dit : « Je te conseille de te taire. On pourrait revenir, sinon. Et je te casserai l’os du nez, toutes tes dents. » Avant de monter dans la cabine, il a ajouté : « De toute manière, on serait trois pour dire que tu voulais bien. » L’Italien est resté le dernier avec moi, à côté du camion. Il titubait, en veste et pantalon de gros velours côtelé. Il a sorti avec difficulté un serre-billets en or de sa poche et il m’a donné de l’argent. C’était cent francs d’aujourd’hui. J’ai dit non, très bas, mais il m’a dit : « Si, prends-les », d’une voix sourde, et il a refermé ma main dessus.
J’ai regardé les phares et les feux rouges du camion descendre la colline, et puis ils ont disparu derrière les sapins. J’étais nue sous mon manteau, j’avais froid. J’étais heureuse d’avoir froid. Je suis tombée à nouveau dans la neige avant d’arriver à la porte ouverte. Je me suis traînée à l’intérieur de la maison en tirant mon manteau derrière moi. Quand je me suis sentie sur le carrelage, j’ai repoussé la porte avec les pieds. Je savais, à travers le chaos qui traversait ma tête, goutte de sang par goutte de sang, que je ne pourrais pas atteindre mon lit. J’ai ramené mon manteau sous moi et sur moi. J’ai pensé : « La cuisinière est encore allumée. Il faudrait que tu t’approches de la cuisinière. » Je ne pouvais plus. Je n’avais mal nulle part. Mes membres étaient vides. J’entendais un bruit saccadé, bizarre, qui n’était pas celui du réveil sur l’appui de la cheminée. J’ai cherché longtemps avant de comprendre que c’était mes dents qui s’entrechoquaient. Alors, j’ai hurlé de toutes mes forces et je me suis mise à sangloter, en espérant que le lendemain je serais morte.
Gabriel, en rentrant, m’a trouvée à la même place, recroquevillée dans mon manteau, sur le carrelage. Mes pieds étaient en travers de la porte et je suis revenue à moi quand il a essayé de l’ouvrir. Il était mécontent parce que la lumière, dehors, était restée allumée toute la nuit. J’ai déplacé mes jambes, et alors il a poussé la porte et il m’a vue. Il a vu aussi les assiettes sales et les bouteilles sur la table, il est resté sans voix. Puis il m’a soulevée et il m’a portée sur le lit de la chambre. Les draps et les couvertures étaient par terre, et il les a ramassés, il m’a recouverte. Il est resté allongé contre moi pour m’empêcher de grelotter. Il disait : « Ce n’est pas possible. Ce n’est pas possible. » Un grand jour blanc traversait les rideaux de la fenêtre, et j’ai pensé que j’avais dormi longtemps. En ouvrant les yeux, quand Gabriel avait poussé la porte, j’avais été surprise de ne pas me réveiller dans la cave où je dormais, les dernières semaines, à Berlin. Il y avait pourtant plus de neuf ans que j’habitais cette maison.
Il est allé faire du café. Je l’ai entendu rallumer la cuisinière. Il a eu tout le temps de réfléchir au désordre qu’il y avait dans la grande pièce, car en revenant, il a dit seulement : « Les salauds. Je vais chercher les gendarmes. » Il avait gardé son pardessus, son cache-nez. J’ai bu un grand bol de café. Je sentais mes lèvres enflées, bizarres, et mon œil droit aussi. La veille, je ne m’en étais pas rendu compte, mais à la manière dont Gabriel a passé les doigts sur mon visage, j’ai compris que je devais avoir des marques où on m’avait frappée. Il m’a demandé : « Tu les connais ? Ce sont des gens d’ici ? » J’ai fait signe que non. Il a répété : « Je vais chercher les gendarmes. » Mais je savais qu’il ne le ferait pas. J’ai dit, pour lui faciliter les choses : « Même si on les retrouve, on ne me croira pas, ils m’ont avertie. Ils diront que j’ai bien voulu. » Il m’a regardée, en secouant nerveusement la tête : « On t’a battue, ça se voit. » J’ai dit alors : « Toi aussi, tu m’as battue. Et ça se voyait. » J’ai ajouté, au bout d’un moment : « Ne fais rien. Tout le monde le saurait, on se moquerait de nous. » Il a frappé sur ses cuisses, avec ses poings serrés, assis sur le lit, mais il n’a pas répondu.
Il est resté longtemps comme ça, immobile. Et puis, sans se tourner vers moi, il a dit : « Je les retrouverai. Je les tuerai de mes propres mains. » Cela non plus, je savais qu’il ne le ferait pas. Il avait trente-trois ans alors, et vingt-trois quand je l’ai connu. C’était un homme qui avait peur de tout. Il était orgueilleux d’être le garde en même temps que le cantonnier de la commune, car il se sentait protégé par son insigne où était écrit : la loi. Mais à part moi et de pauvres bougres qui vagabondent, il ne s’est jamais mis en querelle contre personne, sauf pour son argent. Il était encore plus avare que peureux, et c’est pourquoi je ne l’aimais pas. Je ne lui avais demandé qu’une seule fois de m’épouser : en 1946, juste avant la naissance de notre enfant. S’il ne l’a jamais fait, c’est pour ne pas se fâcher avec sa sœur Clémence, qui a du bien de sa belle-famille et qui lui a promis l’héritage. Autant que j’ai pu le comprendre, après tant d’années, il s’agit de la maison qu’elle habite à Puget-Théniers et de trois hectares de vignes.
On a passé ce dimanche ensemble dans la maison, ce qui ne nous était pas arrivé depuis longtemps. Il avait promis d’aller déblayer la neige devant la mairie et dans le chemin que les enfants prenaient pour monter à l’école mais il ne l’a pas fait. Je me suis lavée et habillée. Dans le miroir, j’ai vu que j’avais une boursouflure noirâtre sur une pommette et les lèvres enflées du même côté. Tout autour de mon œil droit, c’était enflé aussi, comme une fois, à Fiss, quand j’avais été piquée par une guêpe. J’avais pris froid et ça m’était égal car je suis très résistante aux maladies de l’hiver, mais de me voir ainsi, il me reprenait envie de pleurer. Sur les bras, sur les jambes, j’avais des marques plus légères et sur l’épaule gauche, le bleu du coup de poing que l’un d’eux m’avait donné quand ils m’avaient attrapée dans la réserve. C’est ce coup de poing qui m’a fait mal le plus longtemps.
J’ai raconté à Gabriel ce qui s’était passé, le mieux pour lui que j’ai pu dans une langue qui n’est pas la mienne. Tout l’après-midi, il a marché de long en large, en me harcelant de questions sur ce qui ne pouvait lui faire que du mal et en buvant du vin pour se convaincre « qu’il les tuerait de ses propres mains ». J’ai fait la vaisselle, j’ai remis la maison en ordre, je suis allée donner à manger aux poules. A un moment, j’ai eu envie de rire en voyant que la vie continuait, qu’il n’était, pour ainsi dire, rien arrivé. Gabriel, qui me suivait partout, m’a demandé : « Pourquoi tu ris ? » J’ai répondu : « Je ne sais pas. C’est nerveux. » Il a baissé la tête. Il a tourné encore longtemps dans la grande pièce, et puis brusquement, il est allé prendre ses bottes et son blouson de cuir, il m’a dit : « J’appelle le docteur. Tu ne me connais pas. Même le docteur, c’est eux qui vont le payer. »
Il est parti à pied téléphoner au village. La nuit était tombée. J’ai inspecté à nouveau toute la maison, un chiffon à la main, pour le cas où le docteur viendrait. C’est à ce moment, comme le détail d’un rêve, que j’ai revu brusquement l’Italien mettre de l’argent dans ma main avant de remonter dans le camion. J’ai retrouvé les deux billets froissés dans une poche de mon manteau kaki. Je ne sais pas si c’était la fièvre ou la peur que tout se retourne contre moi, je tremblais des pieds à la tête. J’ai jeté les billets dans le feu de la cuisinière et j’ai attendu d’être bien sûre qu’il n’en restait rien avant de remettre la plaque dessus.
Quand Gabriel est rentré, trois quarts d’heure plus tard, et qu’il m’a dit : « Le dimanche, le docteur n’est pas chez lui, mais il sera prévenu », j’ai pensé qu’il n’avait pas osé téléphoner du tout, ni rien faire au dernier moment, comme d’habitude, et au fond, j’étais soulagée. Je me trompais. Le Dr Conte est arrivé dans sa traction-avant quand nous étions à table et que Gabriel avait pleuré. Le Dr Conte avait quarante ans, à cette époque. Il courait tout le pays en bottes de caoutchouc et grosse veste à carreaux pour soigner les enfants et accoucher les femmes. Je n’avais pas un grand respect pour lui, parce que j’étais sotte et que sa tenue n’était pas celle d’un docteur comme on l’imagine, mais j’ai changé à partir de ce soir-là. Il m’a examinée dans la chambre, en demandant à Gabriel de rester dehors, et il m’a dit : « Si tu veux porter plainte, je serai avec toi. » J’ai dit que je ne voulais pas qu’on le sache. Il a seulement remué la tête et il est sorti pendant que je me rhabillais.
Dans la grande pièce, il s’est assis à la table pour faire une ordonnance et je lui ai servi un verre de vin. Il a dit à Gabriel : « Elle a été battue, je peux le certifier. Qu’est-ce que vous comptez faire ? » Gabriel a dit : « Battue ? Et le reste ? » Le Dr Conte a haussé les épaules. « Elle a été violée, non ? » a dit Gabriel. Le Dr Conte a répondu : « Elle a été violée parce qu’elle me le dit et que je la crois. Maintenant, qu’est-ce que vous comptez faire ? » Gabriel s’est mis en face de lui, de l’autre côté de la table et il a dit : « Qu’est-ce que vous feriez à ma place ? » Le Dr Conte a répondu : « A votre place, je n’aurais pas perdu toute une journée. On les aurait déjà retrouvés, quoi qu’il m’arrive. Maintenant, si vous voulez, je conduis votre femme à l’hôpital de Draguignan. J’aurai toutes les preuves qu’il faut. » Gabriel m’a regardée, puis il a baissé la tête. J’ai dit : « Ce n’est pas Gabriel, c’est moi qui ne veux pas. Je suis une étrangère. Les gens du village se moqueraient de nous et ils diraient que je suis une mauvaise femme, ils ne me croiraient pas. »
Le docteur n’avait pas bu son verre de vin. Il a repris sa serviette sur la table, en se levant, et il m’a dit : « Je ne suis pas d’accord avec toi. » J’ai rencontré ses yeux et ils étaient bleus, avec des rides sous les paupières, les yeux d’un homme qui n’était pas d’accord avec moi ni avec beaucoup d’autres choses, et fatigué.
J’ai connu Gabriel en avril 1945, quand nous avons fui Berlin et que je suivais, avec ma mère et d’autres réfugiés, les colonnes des soldats qui allaient vers le sud. C’était dans un village, un matin très tôt, près de Chemnitz. Nous avions déjà perdu ma cousine Hertha, qui avait trois ans de plus que moi, entre Torgën et Leipzig, parce qu’elle avait trouvé un camion et nous un autre. Et c’est ce matin-là que j’ai perdu ma mère. Je crois qu’elle a changé de direction, qu’elle est allée vers Kassel, à l’ouest, où elle avait des amis, et qu’elle est morte en route.
Quand j’ai vu Gabriel pour la première fois, il était comme un chien abandonné, il portait un long ciré noir qui n’avait plus qu’une manche, un bonnet de laine qu’il avait descendu sur ses oreilles, il buvait de l’eau à la fontaine de ce village dont j’ai oublié le nom. J’avais dix-sept ans et lui, bien que de six ans plus âgé, il avait l’air, comme tous les Français, d’être puni pour une faute qu’il n’avait pas commise. J’ai compris tout de suite qu’il était français. J’avais soif, moi aussi, mais c’était sa fontaine. A la fin, ma mère lui a donné un bon coup de son sac dans le dos.
On a marché tous les trois dans ce village. Je parlais un peu français pour avoir rencontré, à Berlin, des travailleurs obligatoires comme lui. J’ai compris qu’il voulait descendre vers le sud, lui aussi. Ma mère a dit qu’elle allait chercher du jambon, qu’on lui avait dit où elle pouvait en trouver. Elle était comme moi maintenant. Elle avait quarante-cinq ans, des cheveux châtain-blond qu’elle nouait derrière la nuque avec des épingles. Elle avait sur elle son vieux manteau noir à col de loutre, et c’est la dernière fois que j’ai vu ma mère. Je ne le savais pas encore, bien sûr, et j’étais contente d’être loin de Berlin et de montrer que je savais un peu de français, j’avais l’impression que tout allait s’arranger. Nous allions à nouveau trouver un camion et, pour une fois, il aurait assez de carburant pour nous emmener jusqu’au Danube. Ma mère disait toujours : « Quand tu verras le Danube, les ennuis seront finis. » Et elle avait raison, d’une certaine manière, sauf que j’ai vu le Danube loin de Linz, en Autriche, où nous voulions aller, mais c’est un fleuve très long, la vie aussi, et j’étais encore une gamine.
Quand les avions américains sont arrivés sur le village et ont commencé à mitrailler les convois de soldats, Gabriel et moi, nous avons couru à travers les rues étroites, et un officier nous a poussés dans un camion avec un revolver, en criant qu’il allait nous tuer pour de bon. J’ai perdu ma mère là. Je criais que ma mère était dans le village, qu’il fallait l’attendre, mais le camion roulait, j’avais perdu ma mère. J’ai regardé, depuis, des cartes de l’Allemagne. Je ne me rappelle pas le nom du village. Je ne sais même pas le jour. C’était en avril. C’était près de Chemnitz. La veille au soir, dans une grange, elle avait parlé d’aller vers Kassel, à l’ouest, où elle avait des amis, et elle a dû penser que je me rappelais, que j’irais vers Kassel moi aussi. Je ne sais pas. J’ai écrit à Kassel, j’ai écrit à Fiss. Personne n’a jamais su.
J’ai vu le Danube à Ulm, une dizaine de jours plus tard. C’était un grand fleuve gris comme les autres. Gabriel était content parce que c’était des soldats français qui arrivaient dans cette région et il y avait un drapeau bleu, blanc, rouge sur la citadelle. J’avais déjà sur moi mon chaud manteau de l’armée américaine, que j’avais pris à un mort, dans un champ. Un officier français a emmené Gabriel pour lui parler. Je suis restée dans un dépôt, sur une voie de chemin de fer, et au petit matin, j’ai marché le long de la voie, et j’ai trouvé Gabriel. Ils l’avaient battu, parce qu’il ne voulait pas être soldat, et je lui ai dit : « Ne pleure pas, ne pleure pas. On va aller à Fiss, c’est mon pays, je connais les gens. »
Nous avons d’abord marché vers Fiss, mais les soldats et les chars français arrivaient maintenant de partout à travers le Wurtenberg, et la dernière semaine d’avril, à Kemten, nous avons rebroussé chemin vers le nord. Gabriel avait peur de rester avec ses compatriotes et qu’ils le traitent de poltron et qu’ils le battent encore. La nuit, nous dormions dans les bois, avec d’autres réfugiés, ou sur un camion quand on en trouvait un. La nourriture était moins difficile à trouver qu’un camion, surtout quand nous étions avec les Américains. Ils avaient beaucoup plus de ravitaillement que les Français, ils nous en donnaient. Je me rappelle ces belles boîtes en carton qui avaient l’air cirées par-dessus et tout ce qu’il y avait dedans : des conserves Meat and Vegetables, de l’ananas au sirop, du fromage, des biscuits, du chocolat, des cigarettes, et même du chewing-gum Dentyne, tout ce qu’il faut à un soldat pour une journée.
Gabriel, pendant plusieurs semaines, a travaillé pour les Américains à Fulda, quand l’armistice a été signé. Nous avions une chambre dans un baraquement et Gabriel s’occupait des prisonniers allemands qui réparaient les ponts. Nous avions beaucoup à manger, des vêtements, tout. Une fois, un soldat américain a même déposé sur l’appui de ma fenêtre des bas de soie, avec une lettre en mauvais allemand pour me demander un rendez-vous. J’ai déchiré la lettre et je n’y suis pas allée, parce que je faisais l’amour avec Gabriel et que je ne voulais pas regarder quelqu’un d’autre.
Nous sommes rentrés en France en août 1945, avec une grosse valise pleine de nourriture, et la première ville que j’ai vue, c’est Lyon. Gabriel a vendu la nourriture à Lyon et nous avons pris un train pour Nice, et puis un autre train, beaucoup plus petit, avec l’arrière du dernier wagon comme dans le Far West, nous a menés à Puget-Théniers. Je suis restée dehors, sur la route, pendant qu’il parlait à sa sœur Clémence. Elle a écarté la porte d’entrée de sa maison pour me voir, mais elle n’est pas sortie, elle ne m’a pas adressé la parole. J’étais enceinte de trois mois et je me faisais du souci que Gabriel me renvoie parce que sa sœur, qu’il a toujours écoutée, ne voudrait pas d’une Autrichienne. Je me rappelle que j’ai joué avec des cailloux sur le bord de la route, des blancs et des noirs, pour savoir si on me garderait ou non. Je vois encore mon ombre dans le soleil, sur la route, j’entends le bourdonnement des insectes dans la chaleur. J’avais dix-sept ans, et j’étais sans personne, je me faisais du souci. Je crois que si j’avais dû repartir, je n’aurais rien dit, je me serais débrouillée. Je suis plus timide pour parler que pour faire. Je serais retournée à Fiss ou quelque part, mais je ne regrette rien. J’aimais Dieu déjà, et il savait de quelle façon les choses devraient s’accomplir pour que j’aie ma petite Éliane.
J’ai perdu mon premier enfant, qui était aussi une fille, quelques heures après sa naissance. Elle a vécu pendant un après-midi, à côté de mon lit, à Arrame, et puis elle ne respirait plus, elle était morte. Je ne l’avais formée que sept mois, ce n’est pas assez, sauf si j’avais été à l’hôpital et qu’on la mette en couveuse, je ne sais pas. J’étais triste, bien sûr, mais je me sentais libérée d’une responsabilité. C’est peut-être pourquoi Dieu m’a punie et a voulu que je paie de chagrin le bonheur d’avoir ma petite Éliane, dix ans plus tard. Elle n’était même pas de huit mois, elle non plus, mais elle pesait cinq livres, elle était bien formée jusqu’au bout des doigts et elle criait déjà en sortant de mon ventre. C’est le Dr Conte qui m’accouchait. Il a ri. Il m’a dit : « Ma petite dame, les enfants nés en juillet sont les plus vivaces, mais les plus emmerdants de tous, et celle-là vous emmerdera toute votre vie. » Celle-là. Dès ses premières secondes sur la terre, on l’a appelée Celle-là.
Gabriel ne voulait pas de cet enfant, puisqu’il était d’un autre. Il m’avait dit : « Fais-le passer. Va voir le docteur. Explique-lui. » Je suis allée voir le Dr Conte chez lui, en ville. C’était en février 1956. Il a baissé la tête, il m’a dit : « Je ne peux pas faire ça. Je ne l’ai jamais fait. C’est contre la vie. » J’étais contente. J’avais du respect pour lui et pour moi. J’ai dit à Gabriel : « Le docteur pense que c’est mal, et moi aussi. » Il m’a répondu : « On trouvera une sage-femme qui le fera. » Nous étions de chaque côté de la table, dans la grande pièce, j’avais mon manteau américain sur moi et mon gros cache-nez, je venais de rentrer par le car. J’ai dit : « Non, je veux mon enfant. Je ne sais pas qui me l’a fait, mais ça m’est égal. Si tu préfères, je retournerai dans mon pays. » Il n’a pas répondu, il est resté toute la soirée, tout le lendemain sans m’adresser la parole. Ensuite, il est allé à Puget-Théniers prendre conseil chez sa sœur Clémence. En revenant, il m’a dit : « Fais ce que tu veux. Moi, cet enfant, je ne le reconnaîtrai jamais. Il n’y a pas de raison. » J’ai dit : « Non, il n’y a pas de raison. » J’étais en train de laver du linge et j’ai continué.
Quand j’ai eu ma fille, c’est Gabriel qui est allé à la mairie d’Arrame la déclarer. Il est revenu très peu de temps après, il était livide. Il s’est servi un verre de vin et puis un autre, et il m’a crié de la grande pièce : « Je me suis disputé avec le maire, il faut que ce soit toi qui le voies. » Je lui avais demandé plusieurs fois d’accoucher dans un hôpital, parce que nous aurions déclaré l’enfant où on ne nous connaissait pas, mais il n’a pas voulu. Même l’hôpital, ça coûtait trop d’argent. Je me suis levée le troisième jour, et un bûcheron, à qui le maire avait demandé de le faire, est venu me chercher en camionnette. Tout le temps où j’ai été partie, j’avais peur que Gabriel fasse du mal à ma fille.
Le maire, M. Rocca, était un homme bon. C’est beaucoup grâce à lui, deux ans auparavant, que j’avais obtenu ma naturalisation. Il m’a dit : « Peut-être que Devigne ne veut pas avouer qu’il est le père. Alors, je veux que ce soit vous qui le disiez. » J’ai répondu : « Devigne n’est pas le père. » Il était tout rouge, M. Rocca. Il n’osait pas me demander qui avait fait la petite et il est resté longtemps à se mordre les lèvres, sans me regarder. J’ai dit : « Je ne sais pas qui est le père. » Il a baissé la tête et il a inscrit Éliane sur le registre. C’est moi qui ai donné les prénoms, Manuela parce que c’était celui de ma mère et Hertha celui de ma cousine. Éliane, je ne sais pas pourquoi. J’aimais bien. J’aime toujours. Le maire, M. Rocca, m’a dit : « Devigne est une larve. » J’ai répondu : « Non. Ce n’est pas le père et c’est tout. »
Avant de sortir de la petite pièce, juste au-dessus de l’école maternelle qui se trouvait dans le même bâtiment, je lui ai dit sans oser le regarder : « Monsieur Rocca, je vous en prie, ce serait une grande honte pour moi que les gens le sachent. » Il a seulement balancé la tête, il m’a dit : « Vous êtes très fatiguée. Rentrez chez vous et ne vous faites pas de souci pour ça. J’ai des choses entre les jambes, moi. » Il n’a jamais rien dit à personne de ce qu’il avait écrit dans le registre. Bien avant qu’on détruise Arrame, il a pris sa retraite à Nice. Une fois, pour le Nouvel An, je lui ai envoyé une carte de vœux. Je l’avais achetée parce qu’elle était jolie et, en fin de compte, je ne connaissais personne à qui souhaiter la Bonne Année. Je n’avais pas son adresse, j’ai écrit : Monsieur Rocca, ancien maire d’Arrame, Nice. Je ne sais pas s’il l’a reçue.
Tout le monde, quand elle était petite, disait : la fille Devigne. A la maternelle, c’était Éliane Devigne et à l’école du Brusquet aussi, quand elle est entrée au cours élémentaire. Elle ne s’est jamais aperçue que ce n’était pas son vrai nom avant qu’on l’emmène à Grenoble voir un occuliste.
C’était en septembre 1966, elle avait dix ans. On l’avait déjà fait soigner en ville, pour sa myopie, mais ses lunettes lui donnaient la migraine, elle ne voulait pas les mettre, et surtout Gabriel, quand il avait bu un verre, l’appelait « Quatre-œils ». Il ne le disait pas méchamment, parce que ma fille, peu à peu, était devenue tout son univers. Seulement, une tristesse terrible le prenait quand il buvait trop, et on ne savait plus s’il plaisantait la petite ou s’il lui en voulait de l’aimer comme il le faisait.
Avec elle, même l’avarice ne lui ressemblait plus. Dès qu’elle a eu deux ou trois ans et qu’elle le suivait partout en disant : « Mon papa mignon », je ne l’ai jamais vu lui refuser une seule chose qu’elle demandait. Il rentrait le soir et il tirait ce qu’elle lui avait demandé des poches de sa veste, les premières années des petits jouets, des confiseries, plus tard le cœur en argent qu’elle a toujours. Elle était très câline et très obéissante avec moi, mais son papa, c’était un Dieu. Il se vantait, pour l’impressionner, d’avoir traversé l’Allemagne et d’avoir survécu à tout, et elle le regardait avec ses grands yeux bleus pleins d’admiration, assise sur ses genoux, devant la table où le dîner traînait deux heures. Je disais : « Il faut aller se coucher, demain on se lève. » Elle me faisait un geste vif de la main pour que je me taise, elle me disait : « Toi, laisse-moi parler avec mon papa. » Il riait, il l’embrassait, toute petite dans ses bras, il se sentait fort, et même moi, qui le connaissais bien, je le voyais plus fort, plus près de l’homme que j’aurais voulu. Elle était fière aussi, à cinq ans, à dix ans, parce qu’il était le garde et que ses petits camarades d’école se taisaient en passant devant lui. Elle était fière de tout ce qu’il était.
Un jour, Gabriel m’a dit : « Je me suis renseigné pour les yeux de la petite. Il faut l’emmener à Grenoble. » C’est comme ça qu’elle a appris qu’elle s’appelait Wieck. L’occuliste a rempli la feuille pour ses nouvelles lunettes et il a dit : « Éliane Wieck. » Ma fille n’a rien dit tout de suite. Elle a simplement pris la feuille plus vite que moi et l’a regardée.
On est allé tous les trois déjeuner dans un restaurant près d’un parc, à Grenoble, et elle a demandé : « Pourquoi je ne porte pas le même nom que mon papa ? » Il y avait un chien, un berger, qui était tout le temps après elle, dans ce restaurant. Elle lui donnait des bouts de viande sous la table. Gabriel a dit : « C’est à cause de la guerre. Je t’expliquerai plus tard. Mais c’est pareil. » J’ai compris, en voyant le regard de ma fille, que Dieu avait commencé de m’envoyer d’autres épreuves, pour me punir de mes péchés. Elle a répondu, en calculant vite : « La guerre était finie depuis longtemps quand je suis née. » On a continué notre repas, et Gabriel, qui était malheureux, a pris à partie le serveur à cause de l’addition, pour se disputer, pour faire n’importe quoi. Éliane ne disait rien. On pouvait penser, si on ne la connaissait pas, qu’elle ne s’occupait que du chien de berger, qui ne la quittait plus. Et puis, Gabriel a répété : « Je t’expliquerai, ça n’a pas d’importance. » Elle l’a regardé en bougeant la tête pour dire oui, elle voulait le croire, personne n’a jamais vu une telle volonté de croire et que rien ne change dans les yeux d’une petite fille. Gabriel a dit : « Venez. On s’en va, on va manquer le train. »
On est rentré tard à la maison et la petite, qui n’avait plus dit un mot depuis le restaurant, est allée droit dans la chambre que Gabriel lui avait faite dans la réserve. Gabriel est allé la voir et il est resté longtemps à lui parler. Il est revenu dans notre chambre avec les yeux rouges, en disant : «Je vais la reconnaître, maintenant. On a le droit. » Il s’est couché. J’ai réfléchi pendant plus d’une demi-heure. Ensuite, je lui ai dit : « Tu pourrais la reconnaître si je disais que c’est vrai. Mais ce n’est pas vrai. D’une manière ou d’une autre, elle devra apprendre la vérité. Je la lui dirai quand elle sera grande. » Gabriel a répondu : « Tu veux la garder pour toi, tu ne veux pas la laisser être ma fille, voilà la vérité. » Ce n’était pas aussi simple dans ma tête, mais il avait raison. La petite avait dix ans, moi trente-huit. J’avais fait l’amour avec d’autres hommes que Gabriel depuis qu’elle était née. Je ne savais plus ce que serait l’avenir.
Ensuite, j’ai toujours refusé qu’il la reconnaisse. Cela n’aurait rien arrangé de toute façon. Il était toujours son papa, et elle s’accrochait à lui, quelquefois, avec plus de force qu’avant. Mais c’était comme si l’angoisse de ce qu’elle allait apprendre un jour était en elle. C’est de ce moment — le voyage à Grenoble — qu’elle n’a plus rien fait à l’école et qu’elle a commencé à se ronger les ongles. A treize ans, quatorze ans, elle voulait mettre du rouge à lèvres. Gabriel disait, en baissant la tête : « Laisse-la faire, tu en mettais bien, toi. » C’est moi qui devais l’empêcher.
Elle était encore au cours moyen de deuxième année. Elle n’était bonne qu’en calcul, par un don que Dieu lui avait donné en naissant, mais elle ne faisait même pas ses devoirs. Elle accompagnait toujours Gabriel, les jours où elle n’allait pas à l’école. Elle restait assise sur les talus pendant qu’il travaillait. Il ne voulait pas qu’elle lui donne la main pour combler les trous des routes, ou tailler les arbres, mais peu à peu, elle l’a fait.
Gabriel avait changé encore une fois, lui aussi. Une femme le sait. Quand elle se lavait par exemple, il n’osait plus rentrer dans la pièce. Il avait peur de la voir autrement que sa fille, il ne savait pas encore que c’était fait. Une fois, elle lui a dit : « Papa, tu ne m’embrasses plus autant. Tu ne m’aimes plus ? » Il lui a répondu : « Tu es grande maintenant. » C’est vrai qu’elle était grande, et belle, et qu’elle sentait que son papa n’entrait plus dans la pièce quand elle se lavait, et ne l’embrassait plus avec les folies d’avant. Elle n’était plus aussi fière qu’il soit le garde, elle devait entendre ses camarades d’école faire des plaisanteries sur le père Devigne. Une fois, elle est rentrée avec les cheveux dans tous les sens, elle s’était battue avec un garçon, le fils de Pellegrin, le menuisier. Elle m’a dit : « Je lui ai mis une belle peignée. Il se souviendra de mes dents. » La mère Pellegrin est venue me trouver le lendemain. Son fils avait un an de moins que la mienne. Elle m’a dit qu’Éliane l’avait mordu aux bras, aux mains et même sur une cuisse. J’ai ri. Je lui ai répondu que son fils n’avait qu’à faire attention quand il parlait de Gabriel. Elle m’a dit, mauvaise : « Vous êtes bien une Allemande. » Et elle est partie.
Nous avons continué à vivre encore quelques mois comme une vraie famille, mais je savais que ça ne durerait pas. Je ne prévoyais pas ce qui arriverait, mais je savais, je savais qu’il arriverait quelque chose, et que la vie est longue et méchante et qu’il faut être capable de tout supporter.
Le 14 octobre 1971, au début de l’après-midi, ma fille est partie avec son papa élaguer les arbres, sur un chemin. Elle avait quinze ans. Ils portaient la grande échelle à deux, lui devant, je les vois encore. Il avait beaucoup plu les semaines précédentes. Il faisait doux mais tout était détrempé. Elle est revenue deux heures plus tard, et elle était folle, elle pleurait avec de grands hoquets, elle m’a dit qu’elle avait frappé et frappé sur la tête de Gabriel, à coups de pelle, et qu’elle l’avait tué.